« La coopération est l’art de vivre dans le désaccord. »

 
Photo : © Édouard Caupeil

Photo : © Édouard Caupeil

 

Richard Sennett, sociologue, professeur à la NYU et à la London School of Economics, définit ainsi la coopération dans un entretien publié par Philonomist. Cette revue a beaucoup alimenté mes lectures estivales, notamment sur la coopération qui me semble une clé essentielle pour agir dans la complexité que nous vivons au quotidien.
Je vous propose un extrait des propos recueillis par Catherine Portevin, tout en vous invitant à lire l’intégralité de l’article.

Qu’est-ce que la coopération ?
Pour comprendre ce qu’est la coopération, j’analyse, par exemple, comment se passe une répétition de musique de chambre. Vous êtes avec sept inconnus pour répéter l’Octuor de Schubert. Chacun a travaillé sa partie mais comment s’accorder ? Une répétition n’avancera pas si l’on discute du sens de l’œuvre – ce n’est pas un séminaire, cela ne se passe qu’en jouant ! Elle n’aboutira à rien si l’on recherche le consensus ; il faut au contraire savoir exprimer et écouter des voix divergentes pour produire un son collectif.
La coopération n’est pas, pour moi, l’art de se mettre d’accord mais plutôt de savoir écouter et de savoir vivre le désaccord. C’est en écoutant les voix divergentes qu’on crée du collectif – et non pas du consensus, souvent superficiel et illusoire. On croit coopérer mieux avec des gens qui nous sont proches. Ce n’est pas vrai : la distance est l’une des conditions de la bonne coopération. Il s’agit que les gens restent ensemble tout en gardant leurs différences vivantes et irrésolues.
La coopération exigeante que je défends consiste à relier des gens qui ont des intérêts séparés, voire contradictoires, qui sont dérangés les uns par les autres, qui ne sont pas égaux ou qui ne se comprennent pas. C’est une disposition éthique qui, selon moi, ne naît que de la pratique.

Donc, elle s’acquiert. Pourtant, vous dites aussi que la coopération est « dans nos gènes »…
Le soutien mutuel est inscrit chez tous les animaux sociaux : que ce soient des enfants qui jouent, des singes qui s’épouillent ou des hommes qui construisent un escalier, ils coopèrent pour tout ce qu’ils ne peuvent pas faire seuls. Mais au-delà du besoin, la coopération se développe comme savoir-faire social indispensable.

Comment l’esprit de coopération est-il, comme vous le déplorez, disqualifié aujourd’hui ?
Dans les entreprises, tout est fait pour affaiblir les cultures de métier ou pour distendre les attachements des salariés à l’entreprise et des travailleurs entre eux : le travail précaire, des stratégies à court terme, des emplois définis uniquement par tâches (task-oriented), l’injonction à la mobilité dans les carrières, les constants changements d’équipes, etc. La coopération se réduit au sourire de celui qui vous vire. Dans de telles conditions, le travail rompt les liens et crée un monde superficiel.
Un autre phénomène attaque nos compétences coopératives. Nos sociétés sont devenues complexes, hétérogènes sur les plans ethnique et religieux, ce qui favorise le réflexe tribal. Le politologue Robert Putnam a enquêté sur ce phénomène : ceux qui sont confrontés directement à la diversité ont davantage tendance au repli sur soi, ce qu’il appelle « l’hibernation », et, à l’inverse, ceux qui vivent dans des environnements locaux homogènes semblent plus curieux des autres. Vivre avec la différence pose des problèmes très vastes et complexes. L’une des réponses possibles est de réhabiliter les compétences de la coopération.