Des philosophes au chevet des patrons

 
 

 

Article de Salomé Tissolong paru dans Sciences Humaines n° 348 – Dossier Comment décidons-nous ?

 

Quand des patrons ont besoin d’aide pour prendre de meilleures décisions, des professionnels de l’accompagnement philosophique proposent de les épauler. C’est le cas de Flora Bernard et de Manon Genaivre, cofondatrice de l’agence de philosophie Thaé en 2013(1). Elles travaillent principalement avec des grandes entreprises – la Maif, Orange, la SNCF… –, mais aussi de plus petites structures ces dernières années. « En pleine guerre en Ukraine, un chef d’entreprise français peut se demander s’il doit garder son activité en Russie, donne en exemple F. Bernard. Mon rôle n’est pas de donner une réponse à ce dilemme, ni de dire aux décideurs ce qu’ils doivent faire, mais de les aider à y voir plus clair : c’est le principe d’une décision éclairée. »
On identifie généralement trois grands courants éthiques : l’éthique des vertus, chez Aristote, met l’accent sur les qualités qui accompagnent une action (honnêteté, prudence, bienveillance, etc.) ; l’éthique du devoir, défendue par Emmanuel Kant, privilégie le respect des grands principes moraux ; enfin, l’éthique conséquentialiste est très présente dans la philosophie contemporaine.

 

En quête de valeurs

Dans les entreprises aussi, les profils les plus fréquents seraient les « conséquentialistes », comparant les bénéfices attendus de décisions pour se prononcer. Au risque de passer à côté de questions plus fondamentales. Une entreprise en pleine expansion a par exemple sollicité Thaé pour déterminer quelles nouvelles valeurs devaient accompagner son évolution. Mais en discutant avec les employés, F. Bernard comprend que le problème est posé. « Je les ai poussées à se demander pourquoi elles voulaient développer leur activité, pourquoi la croissance les empêcherait de garder leur culture d’entreprise, s’il fallait vraiment modifier leurs valeurs – qui constituent en fait leur ADN… »
Une ressource importante pour examiner tous les aspects d’une décision est le débat contradictoire. F. Bernard pose des questions aux dirigeants et employés, leur demande pourquoi ils décideraient dans un sens ou dans un autre, et promeut la confrontation d’idées. « Nous prenons un temps limité pour ne pas être d’accord, et aller voir tous les arguments d’un côté, tous les arguments de l’autre, se donner vraiment la possibilité de discuter. » Selon le philosophe Pierre-Olivier Monteil(2), ce type d’échange permet d’éviter des décisions déconnectées de la réalité car prises de manière unilatérale par la direction. « On ne peut plus miser essentiellement sur l’obéissance hiérarchique, il faut rechercher le consentement. » L’enjeu est de sortir d’une conception solitaire du management, qui ne prend pas assez en compte le point de vue des équipes et la mise en œuvre des projets sur le terrain.
« On ne peut pas déplacer les gens comme des pions, insiste-t-il. Prendre en compte un contexte, des personnes à consulter, des discussions… C’est tout cela qui fera l’acceptabilité ou non de la décision. » Pour être acceptée en effet, une décision doit non seulement être rationnelle mais aussi compatible avec les valeurs des personnes concernées. Autrement dit, « on ne recherche pas la solution optimale en théorie, mais la plus satisfaisante dans le contexte donné, c’est-à-dire compte tenu des ressources disponibles et des avis en présence. »

 

 

(1) Flora Bernard et Manon Genaivre, La Prise de décision. Un peu de philosophie pour les pros qui veulent penser autrement, Dunod, 2021.
(2) Pierre-Olivier Monteil, Éthique et philosophie du management, Érès, 2016.